Alain Ayadi

Berlin, après le mur

Frédéric, Lars et moi sommes au bar. Nous sommes plongés dans  la pénombre. La musique hard de Cro-Mags résonne dans toute la pièce en brique rouge.
Je nous commande des bières . Nous ne prenons pas de Berliner Pilsner. Pas bonne, cette bière! La barmaid aux allures punky propose aussi de la bière tchèque.
La barmaid se tourne et prends une bière dans le frigo derrière elle. A ma surprise, elle lève la bière à la hauteur de sa bouche et   et la décapsule  avec  les dents.
Elle fait le même geste avec la deuxième bière.
Je me retourne vers Lars
-Tu as vu la femme? Comment elle ouvre les bouteilles de bière?
Il me regarde avec un air amusé
-Oui, j’ai bien vu! Tu vois elle a seulement un bras!
Le pénombre m’avait complètement dissimulé ce fait et je ne vois pas bien la nuit. Je suis bouche-bée.
Frédéric fait une  grimace. - Aie, ça fait mal   à regarder.
Son père est dentiste, il se brosse les dents trois fois par jour.
Presque rien ne rappelle l’ancienne galerie commerçante, ce passage de 1909.
Les murs sont bombés de différentes couches de graffiti. Partout des affiches
pour des concerts punk ou les manifestations d’extrême gauche.
L’air est froid et  de la vapeur s’échappe de nos bouches et de nos narines. Nous
fumons un peu de purple haze. Nous sommes dans la grande cour derrière le
bar.
-Dis-donc qui a emmené ça ici?
Nous regardons une grande étoile rouge sur la carrosserie d’une très grande
sculpture métallique.
C’est un MIG des années cinquante. Un avion de chasse sur un piédestal qui
se lève vers  les hauteurs.
Quelques heures plus tard, Lars nous  quitte.  Il a un rendez-vous, , nous
montons les marches d’un escalier. On a  tous les deux bien transpiré. De-
puis des heures nous avons dansé sur  de l’electronic body music au Knaack
Club. C’est le début d’une nouvelle journée.
- J’aime bien Temple of Love, mais le faire écouter deux fois c’est manquer d’idées.
- Oui c’est un peu ouf1. Mais ca marche, les gens dansent comme des fous.
-

Nous marchons lentement  le long de la grande avenue vide. L’avenue n’est
pas bien éclairée; les  petits lampadaires jaunes jettent seulement un peu de
lumière sur les facades brunes tirant  au gris foncé des immeubles fin de
siècle  non rénovés.
L’air  a des odeurs de  brique de charbon.
On aperçoit environ tous les 50 mètres des épaves de voitures Trabant et
Warburg délaissées par leurs anciens propriétaires . Parfois aussi une vieille
moto de marque MZ. Le jour on voit sur certaines facades des immeubles, des
trous percés par les mitraillettes de la deuxième guerre mondiale. En 1986
j’avais pour la première fois visité Berlin-Est et j’étais étonné par l’état d’après
guerre assez original de certains quartiers. Il était facile de s’imaginer dans
 le Berlin de 1949.
Une fois dans la rue, Frédéric me demande:
- Alors on fait comment pour retourner à Berlin Kreuzberg?
- Plus de métro a cette heure là.
- J’ai encore 3 Deutschmark dans ma poche. Et toi?
Frédéric fouille les poches de son pantalon.
- J’ai tout dépensé. Il me reste cette petite pièce argentée. C’est combien ça?
- 50 Pfennig.
Un peu plus loin dans la rue nous voyons une baraque de snack bar illuminée.
On s’approche  et je m’adresse au jeune homme, seul client du snack en
train de manger une Currywurst arrosée d’une bière pils.
Le gars doit avoir notre age. Il porte une veste  en stonewash jeans bleu
clair.
-Excuse-moi s’il te plaît. C’est ta Trabant là en face?
-Oui bien sur. Pourquoi?
Il le dit avec une certaine fierté.
-Ah c’est une belle Trabant. C’est juste mon ami ici, il est Français et il n’a ja-
mais roulé dans une Trabant.
Le gars nous regarde avec curiosité. Un certain intérêt.
-Il rentre en France demain et il aimerait beaucoup faire un tour dans la
Volkswagen de l’est.
Le gars sourit. L’idée lui plait.
-Ecoutez, je termine ma saucisse et nous pouvons y aller.
Frédéric monte devant. Moi je monte derrière. Les sièges arrières sont mi-
nuscules. La voiture est minuscule. Je dois parler a voix très haute  à cause

du bruit strident du moteur. Le bruit me rappelle une machine à

coudre géante. Difficile  d’entamer une conversation du siège arrière avec notre

chauffeur.

Il ne parle pas l’anglais et Frédéric murmure, gut, guten à son adresse de

temps en temps.

-Vous voulez aller  où? Voir un peu Berlin Est et Alexanderplatz la nuit?

Oui, oui. Ce qui nous intéresse c’est la Karl-Marx Allée et l’Oberbaumbr-

uecke, proche de l’ancienne frontière.

Le gars fonce. Il roule vraiment vite. Le bruit du moteur accélère.

Presque pas de traffic sur la route à Berlin   à trois heures du petit matin.

Il roule si vite que nous passons  l’Alexanderplatz et  nous sommes

déjà sur la Karl-Marx-Allée. Nous passons à vite allure la grande avenue et

ses immeubles staliniens.

Je commence à me sentir à l’aise. Presque à Kreuzberg.

Le gars nous laisse sortir de sa bagnole juste après le pont. On lui file nos

3,50 DM restant.

Il fait demi tour et disparaît dans la nuit. D’ici nous avons 15 minutes à pied

pour rentrer à l’appartement. Pas mal!

 

 

3 jours plus tard, le séjour de Frédéric n'était pas encore achevé et on se re-

trouve dans la même situation. Le point de départ était cette fois-ci le Sophienclub dans la Sophienstrasse du coeur de Berlin-Est. On s'était bien

amusé dans ce club de l’est à vocation étudiante et le petit matin nous nous

retrouvions sans argent dans cette rue faiblement éclairée par la lumière jaune

des lampadaires. La lumière jaune me donnait toujours l'impression d'être à

l’étranger, car la lumière de rue en Allemagne de l'Ouest est plus blanche.

Bien plus blanche qu’en Espagne ou France.

-J'ai essayé de parler à la fille aux cheveux châtains et les grandes boucles

d'oreilles en plastique rouge.

Malheureusement elle m'a rembarrer quand elle a vu que j'étais bien ivre.

-Pas très étonnant avec la gueule que tu fait! Et aussi t'as bien transpiré. Ce n'est pas très séduisant.

- Tu as raison. Je n'ai presque plus d'argent

-Moi non plus, 5 Deutschmark

-Ca nous emmène pas très loin

-Alors que-ce qu‘on fait? On marche à pied?

-C'est loin Kreuzberg. Au moins 7 kilomètres. Nous pouvons essayer l'auto

stop.

-Oui, bonne idée à cinq heures du matin. Mais comme tu veux...Après une marche de dix minutes nous nous retrouvons au carrefour de l’

Oranienburgerstrasse avec la Friedrichstrasse direction sud. Sur cet axe de

4 voies pas beaucoup de circulation à cette heure et personne ne veut s'arrêter.

-Et si on allait un peu plus loin, voir s’il y a un arrêt de bus?

-On a déjà croisé cinq taxis. Que dirais-tu d’en arrêter un?

-Tu penses que le tarif est négociable?

-Je ne le pense pas, mais nous trouverons une solution.

Frédéric appelle le premier taxi Mercedes beige sur le boulevard. Le

chauffeur est un vieux monsieur allemand avec moustache et il porte un

casque à visière. Il manque juste le teckel qui bouge la tête sur la plage arrière. 

-Wo solls hinjehn die Herrschaften? demande le chauffeur en dialecte berli-

nois.

-A l’étoile du sud. Kreuzberg.

On s’installe confortablement sur les sièges arrières. Je fume une cigarette

ce qui agace un peu Frédéric.

-Alors j’ai vu un concert incroyable la semaine dernière. Les musiciens por-

taient des costumes de monstres et ils ont enculé un gars en costume de pape

sur scène. La musique est plutôt type hard et trash metal. Mes oreilles sifflait

encore deux heures plus tard. Ils ont aussi décapité une figure déguisé en

George Bush et de suite un liquide couleur de sang  a giclé sur toute la

scène et sur l’audience aux premiers rangs. Tu vois j’ai encore des tâches

rouge sur ma veste Levis en jean blanc. Le groupe s’appelle Gwar!

On avance et nous avons déjà passé la West Side Galerie et nous sommes

presque arrivé au début de Kreuzberg.

-Je pense que le mieux  c’est de laisser les deux portes ouvertes. Nous courrons dans  deux directions vers l’église et  nous nous retrouvons derrière. Le

gars va certainement pas rouler avec les deux portes ouvertes. Ca nous

donne environ trois minutes d’avance.

Le taxi s’arrête trois minutes plus tard à l’étoile du sud.

Ca fait combien?- 22 Deutschmark bitte.

- Ok Frédérique on y va!

Brusquement on ouvre les portes et on se met à courrir. Frédéric arrive

en premier derrière l’église. Je suis à  bout de souffle!

-Ok maintenant  le long des portes des maisons.

Après 100 mètres nous nous cachons dans l’entrée d’un vieil immeuble.

Mon coeur bat très fort. Deux minutes plus tard le taxi passe lentement dans

la rue. Mon coeur bat encore plus fort. Après 3 longues minutes le taxi dispa-

raît dans le fond de la rue. Nous poursuivons notre chemin et après 100

autres mètres nous arrivons à la maison. Frédéric entre dans la cuisine. Il

sort deux bières du frigo.

-Laisse nous fêter ça! On commande une pizza.

Le lendemain Frédéric déchire le carton en petites pièces carrées de la taille

d’une carte postale. Il écrit dessus un mot pour les amis en France à qui il veut les envoyer:

‚Take a walk on the wild side (Lou Reed)!‘

All rights belong to its author. It was published on e-Stories.org by demand of Alain Ayadi.
Published on e-Stories.org on 03/15/2021.

 
 

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