David Sellem

Monsieur “Mouzaïa“

Monsieur « MOUZAÏA »



Alors que les dernières vapeurs du vin montent jusqu’à mon cerveau, je ris avec deux de mes amis. Les sujets sont graves, mais l’alcool nous détend, nous égaye et nous plaisantons de nous-mêmes, nous rions de ce que nous sommes. Un peu plus tard, il est l’heure de partir, je me lève et les salue, dans les sourires et les embrassades complices et animées. Mais cela ne dure pas. Une fois passé le pas de la porte et descendues les premières marches de l’escalier, le voile noir retombe, tout doucement, comme si une certaine réalité reprenait le pas sur une parenthèse d’euphorie. Non, ce n’était pas le vin.

Une fois dans la rue, je me dirige vers l’abri bus de la « Porte de Montreuil », il est tard et il y a peu de circulation, le regret de les avoir quitté me fait lever la tête et scruter les fenêtres de l’appartement où je riais, mais aucune silhouette ne s’y dessine, chacun à retrouver ses angoisses, déposées le temps d’une soirée sur une épaule amicale. Quelques taxis attendent le client qui ne vient pas, il y en a un qui lit son journal, un autre est en conversation au téléphone. Je traverse la rue et me retrouve sous l’abri bus, quatre jeunes gens y sont déjà, deux garçons et deux filles. Ils ont la vingtaine, ils discutent et débattent des horaires, de la fréquence des bus. Il n’y a pas de gestes tendres entre eux, cela me manque, je n’ai de cesse de me demander s’ils sont des couples. De jeunes couples, qui font abstraction de tout ce qui passe autour d’eux, m’ont-ils seulement remarqué, probablement pas. Le bus arrive et nous montons tous, les jeunes gens en premier, alors qu’un autre homme nous a rejoint. Lorsque je monte dans le bus, le chauffeur me regarde, son visage est inexpressif, il attend, il ne me sourit pas ni ne semble inquiet, pourtant il attend. Je le salue poliment, et son visage qui cachait bien une légère tension, se détend, il sourit légèrement en me répondant. Je me demande combien de personnes le saluent par jour et combien d’autres pas. Je poinçonne mon ticket et trouve une place juste derrière la cabine du chauffeur, à l’avant du bus. J’ai froid, je me sens triste et seul, j’ai cette impression de solitude qui commence son œuvre, qui me fait oublier que j’ai un peu bu, qui me rappelle que ce n’est pas le vin qui fait la fête, mais les paroles, les rires, les gens qu’on aime. Je pense à ceux qui manquent, j’ai mal.

Le bus a démarré son trajet autour de la petite couronne parisienne, il avance vite, c’en devient par moment inquiétant. Il arpente les boulevards des maréchaux, certains mieux éclairés que d’autres, mais tous désertiques. Je tente de chasser mes idées noires en pensant au sexe, j’espère secrètement qu’il y aura des prostituées sur ces boulevards, que je pourrai nourrir mon regard de ces corps féminins exhibés gracieusement, j’imagine des jupes trop courtes, des décolletés béants et des maquillages vulgaires et appuyés, des couleurs criardes. Puis le cortège ne s’arrête pas là et je ne peux contenir la sordide suite, des regards vides, des visages tuméfiés par l’alcool et les coups, des bras aux creux noueux et abîmés par trop de piqûres de seringues, des féminités meurtries et des peaux blafardes en souffrances, honteusement affichées. La misère au féminin exhibée à un regard au masculin. Je ne regrette pas qu’il n’y ait pas de prostituées ce soir, pour épargner mon regard, mais d’abord pour épargner ces vies qui je ne connais pas. Très vite, mon sentiment de culpabilité s’atténue et je me dis que si elles ne sont pas ici, c’est qu’elles sont ailleurs, offertes à d’autres regards, autrement plus avides.

Le bus poursuit sa course folle, rythmée par les arrêts et les feux rouges qui ceinturent les abords de Paris. Les boulevards défilent devant mes yeux, des voitures mal garées, des réverbères qui éclairent les rues pour des fantômes que l’on ne peut pas voir, dehors personne. A l’approche de la porte des Lilas, quelques personnes marchent le long d’un des larges trottoirs. Ils parlent, rient et forment deux ou trois groupes distincts. Je me demande s’ils sortent d’un concert. Ils sont une vingtaine, ont quinze, trente, quarante ans, sont filles, garçons, hommes, femmes, ont des styles vestimentaires variés, de loin, ils ont l’air heureux. Deux d’entre eux se tiennent par la main, un couple d’adolescent. J’ai envie de pleurer mais je retiens mes larmes.

Derrière moi, au milieu du bus, j’entends les quatre jeunes gens se demander à quelle heure ils arriveront à destination. Je me mets alors spontanément à chercher un plan des arrêts de bus, je scrute les hauteurs de ce dernier, en vain. Sur ma droite de l’autre côté du couloir se tient un vieil homme noir. Il doit avoir la soixantaine, il a l’air fatigué, usé, et porte un bonnet qui recouvre complètement son crâne. Je le remarque parce qu’il tient une béquille dans sa main gauche, et un chariot de sa main droite, il passe son temps à se lever et à se rasseoir, et surtout, il me regarde et s’adresse à moi. Je suis surpris et je l’écoute, bien que je ne sache pas vraiment s’il me parle. Puis il se lève d’un bon, se tient comme il peut, me regarde et commence à énoncer différents mots ou noms. Je n’y comprends rien et j’attends la suite. Soudain, il lâche son chariot, lève la main droite en l’air, l’index pointé vers le ciel, et prononce un mot d’un air grave, les yeux écarquillés, comme s’il était devin et m’annonçait l’avenir. C’est le cas, puisque juste après lui, la voix préenregistrée du bus annonce la même chose, le prochain arrêt. La liste de mots qu’il avait énoncé auparavant correspondait à la liste des arrêts qu’il semblait particulièrement bien connaître. Je suis d’autant plus surpris que je n’avais pas prêté attention à la voix du bus, c’est sa voix à lui qui m’a interpellé, et son attitude de sérieux, ponctuant les ralentissements et accélérations du bus par des hochements de tête ou des commentaires inaudibles mais perceptibles par les mouvements de ses lèvres. Il continue sa prédiction avant chaque arrêt, avec autant de solennité, toujours en devançant la voix mécanique de la bande magnétique du bus. Lui, lorsqu’il énonce l’avenir tel l’oracle, c’est tout son corps qui semble s’animer. Arrive alors son arrêt, il m’interpelle sans paroles pour que j’appuie sur le bouton de demande d’arrêt, je m’exécute, en acquiescant de la tête. Il invective ensuite le chauffeur qui lui demande s’il descend à l’arrêt suivant, le vieil homme acquiesce en répondant « Mouzaïa ». Le bus s’immobilise quelques secondes après que la voix mécanique du bus ait annoncé l’arrêt et que les portes se soient ouvertes, le vieil homme déjà levé, se saisit de sa béquille et de son chariot pour se diriger vers la sortie. Je le regarde se déplacer avec difficulté, quasiment tremblotant, trébuchant à chacun de ses pas. Il pousse devant lui son chariot dont je me demande quels trésors il peut bien contenir, peut être celui de toute une vie. Lorsqu’il est hors du bus il salue le chauffeur de la main et commence une marche peu assurée sur le macadam Parisien. Je me demande si une femme l’attend, peut être une famille, un foyer, des gens qui l’aiment. Je pense à ce qu’il a quitté, je ne sais pas d’où il vient, mais je pense qu’il est exilé. Je me demande qui il a dû laisser là-bas, dans son passé. Je pense à sa solitude, la mienne me rattrape, je me sens en exil moi aussi. Personne ne m’attend nulle part, et il n’est pas de lieu qui soit mien. Je pense alors que là d’où je viens, c’est mon histoire. Je pourrais rester ad vitam dans ce bus et me laisser porter sur la boucle éternelle de la petite couronne parisienne. Le bus ralentit d’un seul coup à l’approche de l’arrêt auquel je descends « Porte de Pantin - Cité de la musique ».

Je quitte mes rêveries que j’abandonne dans le bus, et je descends en saluant le chauffeur. Il fait froid, autour de moi il n’y a pas âme qui vive, je commence alors à marcher. Quitter la petite ceinture, retrouver Paris. J’avance. Sur le macadam je sens comme de légères secousses, je me rends compte que ce sont les vibrations de chacun de mes pas. Je peux les sentir remonter le long de mes jambes jusque dans mes épaules et mon crâne, je protège mes mains dans mes poches, le froid se fait plus tranchant, j’accélère ma cadence. Le pas pressé, j’observe quelques bars où s’activent des silhouettes derrières des vitres embuées, sur les hauteurs des immeubles quelques fumeurs animent des balcons malgré le froid, le long de l’avenue Jean Jaurès les lumières illuminent mon chemin. Paris m’appartient et pourtant, j’y suis un étranger…


David SELLEM

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Published on e-Stories.org on 08/07/2010.

 
 

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