Nadège Ango-Obiang

MIKE

Mon nom n’a pas d’importance. Tout un chacun, à un moment ou à un autre, finit par perdre le sien. Au moins une fois ou pour toujours. Recluse au fond du village dans ma cabane usée, je m’apprêtais pour le rituel mystique de ce soir. Sept jours de jeûne à dormir dans la poussière pour avoir les faveurs des âmes des reliques m’avait rendu plus légère.
« C’est parce que les jours sont menteurs que la nuit effraie, me murmura dans ma tête toute ouverte la voix de ma calebasse ».
Il était rare que je l’entende. Il était encore plus rare que je la sente remuer et soupirer. Je me relevais du sol poussiéreux sur lequel je m’assouplissais, drapée simplement dans un vieux pagne mauve. Dans ma minuscule chambre propre et sans superflu, je sortis la calebasse du dessus du lit et la déposais sur ma petite table après avoir soufflé dedans. Mes yeux d’un autre monde virent se hisser une créature, petite au corps potelé de bébé. Le visage très noir et exagérément bouffis était marqué par des yeux âgés et des sourcils très blancs. Un détail sans lequel on aurait pris la résidente de ma calebasse pour un nouveau-né fort jovial. La créature s’agita et la calebasse tangua vivement tout en restant parfaitement en équilibre.
« La lumière n’est qu’illusion, murmura t-elle en faisant tressauter ses joues. C’est une nuit très obscure ce soir. Apporte beaucoup de parfums pour amadouer « les autres ».
Je m’étais assise sur un petit tabouret, le lit m’étant interdit. Les bras croisés, je regardais cet autre presque semblable avec recueillement. Cette dernière sourit de toute la dent longue et très carrée qu’elle possédait.
« C’est parce que les Hommes ont renié leurs combats que la vérité les renie à son tour, assura t-elle. Epure bien ton cœur et détache-toi des choix obscurs des âmes ordinaires ».
Elle pencha la tête vers la gauche en regardant vers le ciel avec des yeux étonnamment noirs. Puis progressivement, comme d’habitude, je n’eus en face de moi qu’une calebasse bien ordinaire. L’heure approchait et je sentais mes compagnes spirituelles s’agiter dans ma nuque. Je refis mon sac puis me prosternais au-dessus du crâne ouvert de mon père. Quand la brise verdâtre en sorti je sus que ma prière avait été entendu. Une de mes compagnes  presque invisible le prit et le cacha dans un lieu qui m’était tu. Une brise plus forte s’engouffra dans la pièce. J’étais prête. Mon sac et ma canne contre moi, je me laissais tomber sur le sol. La brise me poussa hors de la maison. Insignifiante noix de palme asséchée dans la boue, une horrible mouche se posa sur moi. Et  nous déchirâmes le ciel et nous affranchîmes des espaces le long d’un corridor gardé par des abeilles aux dards géants et rouges.


*
·    *


Contre toute attente, la nuit était claire bénéficiant des effets de la saison sèche dans le Woleu-Ntem. Le bruit nerveux d’un essaim d’abeilles m’apprit qu’Okome, mon amie, la grande prêtresse de la soirée arrivait. D’un frémissement des paupières je fis se refermer l’ouverture dans le tronc de bananier qui me permettait de projeter ma vue vers le ciel. L’habitat souterrain de cet arbre-fruit était étonnamment spacieux mais annonçait l’exécution de rituels difficiles. Juste en face de moi, Okome traversa la paroi du bananier comme si elle n’existait pas. Femme voluptueuse à la peau presque rougeâtre, elle illuminait dans son habit de cérémonie blanc immaculé. Elle me sourit et de profonde fossettes creusèrent délicieusement ses joues. Mon cœur se remplit de bonheur car ce visage si séduisant m’avait sauvé des souffrances les plus innommables que rien ne voulait venir à bout. Elle m’ouvrit grand les bras et nous étreignîmes l’un l’autre en disant dans un soupir : « Samba ! ».
« La santé est avec toi ma sœur ? Me demanda t-elle en me serrant les deux mains ».
Je fis oui de la tête. La santé, l’allée nécessaire de la paix intérieure, au précieux bonheur. De nombreuses années auparavant j’avais vécu sans profiter de ma jeunesse, de ma vie de femme. Mon existence m’échappait et je déambulait dans le village comme une dangereuse illuminée. Okome fit quelques pas jusqu’au fond de notre cachette occulte.
« Agathe a encore des problèmes, soupira t-elle. Il y’a un grand travail pour elle ce soir ».
Je souris dans mon cœur. Agathe était une très belle femme de 30 ans, au corps plein, des fesses d’Africaines très rondes, une présence qui pouvait perturber plus d’un homme. Je m’étonnais toujours qu’elle soit si fragile. Deux tentatives de suicides pour avoir raté des examens au lysée et à l’université. Des séries de dépression pour des conflits qui semblait insignifiant à une ex- damnée comme moi qui avait dû vivre un temps dans des labyrinthes tortueux de certains enfers. La chance était néanmoins avec Agathe. Il s’appelait Mike. Du même âge, ils étaient fiancés depuis trois ans. Mike avait un teint marron et des cheveux qui semblaient roux comma en possédaient des personne ayant un héritage d’albinisme.  J’avais eu l’occasion de le consulter lors d’un soin. Belle âme, un destin des plus brillants, des esprits de fauves entourés d’un bel arc-en-ciel dont il ignorait la présence et les actions. Moi aussi plus jeune j’ignorais qui j’étais et qui étaient mes compagnons. C’est Okome, me tirant à moitié morte de la rue, qui m’ouvrit les yeux et je connus mon âme. L’homme est une créature avec de multiples esprits et une âme à la profondeur souvent indéfinie. La mienne, comme un oiseau, était dans une prison aux barreaux perpétuellement en feu. Mes ailes, de très grands sabres détachables à loisir, ne m’étaient d’aucune aide. Il fallait combattre, pour reconquérir ma vie, celui qui s’en désignait comme le maître. Contrairement à moi c’était un homme mais bien mon semblable. Un corps de fauve préhistorique doté de membres d’oiseau. Des ailes faites de lames et des serres immenses.  Il avait besoin de moi parce qu’il était vieux, mon énergie devenant son énergie, et parce que je venais de lui. Je devais me libérer de mon père. Okome m’avait prévenu : la mort était ma seule issue. Elle m’aida, me forma, m’initia et développa mes dons ignorés. Un jour, entre la nuit et l’aube, au pied de la prison de flammes, sous une forme vaporeuse, je combattis celui qui m’avait engendré et me confinait selon d’ancien rîtes maléfiques africains dans les pires souffrances et d’abominables humiliations. Mes ailes étaient neuves comparé aux siennes tâchées, usées, recourbées par endroit. Je vis ses essences frémir quand il se prosterna devant moi et me tendit le cou, ce qui ajouta plus de puissance à ma présente relique. Pour me sauver, j’ai tranché la tête de mon père devenu depuis mon crâne rituel et bénéfique. Okome éternua :
« La petite s’est fait l’ennemi de la femme de Ndong, déclara t-elle. Son mari aurait regardé la petite d’une certaine façon et puis les choses se sont envenimées ».
Effectivement Agathe était une belle femme. Mais ce Ndong avait un physique vraiment trop ingrat, voir horrible. Mais il était immensément riche et disait-on, sexuellement exigeant. Et si inaccessible…On racontait que dans  sa jeunesse il avait essuyé tellement de rebuffades des femmes que seule l’argent qu’il avait gagné grâce à une très grande intelligence l’avait sorti de la solitude et du célibat.
« Il faut y aller, déclara Okome. C’est l’heure ».
Dans le plus grand secret nous gagnâmes la grande salle de cérémonie d’Okome. On entendait une foule dans l’autre pièce. Agathe avait la priorité. Elle entra avec Mike, son beau fiancé visiblement toujours aussi amoureux de la belle jeune femme. A ma surprise elle sorti de son grand sac d’osier une calebasse noire. Okome la lui prit des mains et la déposa au centre de la pièce sur un réchaud de bois artisanal sans feu. Divers écorces furent déposées dans le grand récipient tandis que la jeune fille récitait ses vœux puis, symboliquement, un verre d’eau sans eau fut verser. Agathe, encore plus fragile, se réfugia dans les bras de Mike son soutien de toujours. Okome vint s’asseoir près de moi quelques mètres plus loin des jeunes gens. Elle fuyait mon regard.
« Pourquoi le nom de Ndong a été cité ? Lui demandais-je.
-    Pour qu’il ne devienne pas aussi son ennemi, répondit-elle, les yeux baissés sur ses dix doigts ».
La calebasse noire était réservée pour les rîtes d’amour et de puissance. Les deux étaient indissociables. Agathe redoutait-elle les avances de cet horrible homme ? Il existait des moyens plus simples pour éloigner ce type de contrariété. Du coin de l’œil, je constatais qu’aucun frémissement ne venait de la calebasse. Un ingrédient manquait. Okome me jeta un coup d’œil, elle avait lu dans mes pensées. Elle se leva et alla une fois de plus vers les jeunes gens. Elle fit claquer trois fois ses doigts devant leurs visages les plongeant dans l’inconscience. Elle se tourna vers moi et dit : « J’ai besoin de toi. Viens avec nous ».
Comme une vague géante la pièce changea. Nous étions dans une forêt très dense. Un arbre immense se tenait devant nous. Un arbre dont le milieu du tronc nous montrais la calebasse noire muette dans la salle de cérémonie. Je constatais qu’Agathe et Okome étaient tout à côté de moi. Mike, plus loin, était debout au bord d’un petit ruisseau. Je devinais, par expérience, que des forces invisibles le tenaient lié. Ses yeux étaient fermés, ses oreilles avait disparut, sa bouche grande ouverte laissait s’échapper des râles étouffés. Sa langue avait été arrachée. Cette œuvre nécessitait une à deux années complètes de travaux occultes acharnés. Sourd, muet et aveugle, Mike était donc devenu l’offrande d’Agathe. Cette dernière, dans cette forêt de vérité, avait un aspect bien quelconque. Aucune étincelle ou signe particulier dans une âme spécifique aux être qui se sont toujours contenter d’exister. Par contre, la caractère fragile de son aspect charnel était remplacé par un regard déterminé et très arrogant.
« C’est la fille de ma sœur, commença Okome. Mais malgré tout ils m’ont payé des millions de francs CFA. Ce mariage est quelque chose de très important. La chance c’est ce soir. La chance c’est toi. L’étoile de Mike est gigantesque et précieuse. Toutes mes sorcelleries n’ont mené qu’à ça. Impossible de l’anéantir, de se l’accaparer. Ton esprit est rare, mon amie, tes ailes sont des sabres magiques grâce auxquels toi seul a pu vaincre un être comme ton père. Les génies les ont désigné avec beaucoup de respect comme la seule arme pour que l’âme de Mike nourrisse la calebasse et que ma famille sorte de la pauvreté ».
Okome avait prononcé cette dernière phrase la tête baissée, la voix tremblante. Elle savait ce qu’elle me demandait. Sur ses conseils j’avais dû tuer pour sauver ma vie. A présent, j’allais devoir éliminer la belle étoile de Mike, ses belles actions futures, pour nourrir la vanité de sa sœur et les ambitions de sa nièce. Okome n’avait pas de famille. Initialement originaire d’un pays voisin, elle s’était retrouvé seule en venant s’installer à Bitam. Elle avait eut un enfant unique, un garçon. Malade tous les deux jours. Pauvre comme une dizaine d’églises dévastées,  elle m’avait nourrit et soigné pendant deux ans. Des jours durant elle se privait pour que je n’ai pas faim, pour que je sois forte quand je devrais me battre pour ma vie. Elle n’avait rien, elle ne vivait même pas de ses travaux occultes qu’elle ne faisait plus payer tant les gens qui venaient à elle étaient pauvres. Plusieurs longues années s’étaient écoulées. Elle en avait marre d’être pauvre comme j’en avais eu marre d’avoir mal, de vivre morte. Son fils toujours malade avait grandi. C’était un homme à marier, une dot à payer. Mike. En Afrique, des relations particulières et de longues dates devenaient très vite des liens de famille. Ndong ne l’avait donc jamais regardé. Mais sa femme, aux aguets, avait deviné l’intérêt d’Agathe pour son mari. La belle Agathe voulait donc se réveiller chaque matin auprès de Ndong, par l’énergie sublime de Mike. Mike qui dans dix ans lui aurait assuré le même train de vie convoité, sinon mieux. Cet enfant béni avait donc déjà été préparé et livré. Sa pureté donnera à ce sortilège une force extraordinaire.

Après un signe de tête à Okome, je pris ma forme de fauve et déployais ma parure. Alors, dans un soupir triomphant se rapprochant davantage d’un râle, Agathe pris une de mes ailes et, vaillamment, scinda l’âme fluorescente de son ami en deux, à l’horizontale. Dans le tronc d’arbre gigantesque, la calebasse noire se remplit illuminée comme par mille soleils, puis elle se mit à frémir doucement, si voluptueusement.

C’était une nuit très obscure en effet.

 
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Published on e-Stories.org on 06/09/2008.

 
 

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